Article de Louis Doucet, nov 2012

DECONSTRUCTION ET RECONSTRUCTION - SUR QUELQUES DESSINS DE MARINE VU

Dans certaines des feuilles de sa série Interférences, Marine Vu superpose un dessin nerveux, énergique et schématique, réalisé à la mine de plomb sur papier, et des lettres rouges, autocollantes, formant de brefs mots en rapport ou en opposition avec le dessin sous-jacent. Les lettres sont découpées dans des bandes adhésives qui servent à marquer les colis ou les courriers avec la mention FRAGILE. Les mots qui figurent sur ses dessins ne peuvent donc être composés qu’à partir des sept lettres de cette matrice verbale, de cette forme-mère textuelle.

Partons des images. Marine Vu collectionne, en vue de les réutiliser dans ses œuvres, des photographies de famille, plus rarement des images de magazines illustrés ou des poncifs archétypaux. Quand elle jette son dévolu sur une de ces images, elle n’en conserve qu’un fragment, essentiel ou anecdotique, qu’elle soumet ensuite à un travail de simplification, puis d’hybridation avec d’autres formes élémentaires. Vient ensuite un processus de distanciation qui vide le cliché de tout contenu narratif ou affectif, jusqu’au seuil de l’abstraction, pour le transmuer en un signe graphique, émotionnellement neutre, mais qui suscite l’interrogation du spectateur et des spéculations quant à son sens. On y reconnaît des fragments de corps humains mais, avec un peu d’imagination, on peut aussi y lire des lignes de clivage minérales, des failles géodésiques ou des amoncellements géologiques... Marine Vu déconstruit donc une image tirée de son histoire personnelle, laissant chaque spectateur en reconstruire une autre, à l’aune de sa propre expérience individuelle. On pense à Picasso qui déclarait : « Tout acte de création est d’abord un acte de destruction »

Derrida, exposant sa vision de la déconstruction – de l’Abbau heideggerien, – affirmait que la signification d’un texte résulte de la différence (1) entre les mots employés plutôt que de la référence aux choses qu’ils désignent. Marine Vu n’est- elle pas, dans sa démarche graphique, en parfaite syntonie avec ce propos ? Elle résume d’ailleurs sa démarche en des termes limpides : « Des incursions sous la surface de l’image, pour débusquer l’essence complexe de ce qui nous lie et nous sépare. Nous unifie. L’air de rien. Disparitions et résurgences, comme quelque chose du temps. Travail sur toile et papier questionnant l’iconographie des liens intimes, un va-et-vient entre dit et non-dit, intime et public, réel et virtuel. »

Dans la série qui nous intéresse ici, les images sont toutes en rapport avec le couple et, plus précisément, avec la cérémonie du mariage (2). Les interférences qui procèdent à la déconstruction de l’image mère traversent, transpercent, découpent, désossent, recollent, nouent et dénouent, brouillent l’image du couple, oscillant entre réalisme et abstraction, entre réalité et virtualité. Elles forment, déforment, occultent, détruisent et reconstruisent, cachent ou mettent en exergue dans un même geste. L’éphémère se fige dans une forme d’éternité. Le durable et le solide se délitent et s’échappent irrémédiablement, dans un processus d’une neutralité esthétique presque candide ou naïve, mais d’une remarquable efficience plastique. Peut-être faut-il voir dans ce patient et systématique travail de déconstruction de l’image, une relecture littérale et au premier degré d’un propos de Derrida : « La déconstruction est avant tout la réaffirmation d’un “oui” originaire. »(3) Ce “oui” pourrait être aussi celui du consentement mutuel des époux mis en scène.

Passons au texte. Pour Ferdinand de Saussure, la langue est un « océan de différences » (4). Ce constat amènera le linguiste suisse à développer la notion de signification différentielle de la langue vue en tant que système. Derrida, lui, considérant la langue comme usage, fait de la différance un concept actif qui radiographie le sens de chacun des mots qu’elle met en opposition. Selon lui, on peut épuiser toutes les différentes significations d’un texte en analysant la structure du langage dans lequel il est rédigé. Marine Vu lui fait écho en essayant d’épuiser toutes les significations potentielles contenues dans les lettres du mot FRAGILE. Cette forme-mère verbale donnera naissance, par exemple, à FAILLE, RIFF, IF, FI, REGAL, ARIA, FERIA, FILE, CAGE, RAGE, GARE, ILE, AGE, FIA, FIER, FIEL... Certains de ces mots jouent sur l’ambiguïté quant à leur langue – français ou anglais ? – tandis que d’autres, comme FAIL, sont sans appel.

Ne nous trompons pas, cependant. Il y a, chez Marine Vu, bien plus que la seule excitation mentale d’un potache à la recherche d’anagrammes imparfaites. Pour que l’œuvre ait une cohérence d’ensemble, un sens dans sa globalité, l’artiste choisit soigneusement les mots collés sur les images, avec l’objectif de créer un triple écart :
1. par contraste, avec le contenu sémantique du mot fragile
2. par résonance, dissonance ou interférence, avec la notion de couple, de
mariage, d’union, de vie familiale ;
3. plastique, avec les multiples significations potentielles du dessin sous-jacent.

C’est dans ces écarts, dans ces différances, que se niche le sens de l’œuvre, sa richesse, sa raison d’être. Ils mettent en branle, chez le regardeur, un mécanisme mémoriel, mémorial, l’une des deux caractéristiques essentielles du dessin (5). Les écarts suscitent réflexion et appellent des images personnelles, réelles, fantasmées ou projetées, chez l’observateur, lequel doit recourir à sa mémoire. Or, si l’on en croit Maurice Pradines, « La mémoire est une reconstruction du passé par l’intelligence. » (6) Une œuvre qui développe l’intelligence chez le regardeur, voilà qui tranche singulièrement avec le prétendu art contemporain (7) dont nos médias nous bassinent les yeux et les oreilles, qui s’est fait marchandise ne provoquant que de très pavloviens réflexes conditionnels chez des spectateurs consciencieusement décérébrés par une propagande qui n’a plus rien à envier à celle des régimes totalitaires.

La boucle est donc bouclée. Le double travail de déconstruction de Marine Vu, au niveau du dessin et du texte débouche, in fine, sur un travail de reconstruction mentale mettant en jeu l’intelligence du spectateur. Dans ce processus, qui ne doit rien au hasard, passé, présent et futur entrent en collision, provoquant une joyeuse déflagration, un véritable feu d’artifice dont la richesse sémantique et la pertinence plastique ne cessent de nous réjouir.
Louis Doucet, novembre 2012

Notes :
(1) La différance, devrait-on écrire pour se conformer à la terminologie deriddienne.
(2) L’artiste : « j’utilise en effet assez souvent la scénographie du mariage, pour sa richesse tant symbolique que plastique, mais aussi toutes les mises en scène des temps du couple, de la vie quotidienne aux cérémonies, avec ou sans projecteurs : repas et baisers, vacances, tapis rouges et lendemains d’élection... »
(3) Extrait d’un entretien avec Antoine Spire, in Le Monde de l’Education, septembre 2000.
(4) In Écrits, cité par Loïc Depecker in Comprendre Saussure, Armand Colin, 2009.
(5) L’autre étant celui d’intermédiaire. Voir Petits papiers, in Louis Doucet, Subjectiles III, Le Manuscrit 2012.
(6) In Traité de psychologie générale, PUF, collection Dito, réédition 1986.
(7) Fort heureusement pas celui qui se fait dans les ateliers des vrais artistes.